Octobre 2010 | Vol. 1 | N°2

Présentation d’une nouvelle approche d’évaluation de rendement de la formation en entreprise

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Pourquoi évaluer le rendement de la formation en entreprise ?

Les investissements consacrés au développement du capital humain, c’est-à-dire au développement des connaissances, des compétences et des qualifications de la main-d’œuvre, sont aujourd’hui considérés tout aussi importants pour la croissance économique que les dépenses dans le capital physique (Gu W. et Wong A., 2010). La principale mesure de développement du capital humain à disposition des organisations reste la formation continue de leurs collaborateurs. Toutefois, les entreprises canadiennes et québécoises hésitent toujours à y consacrer les ressources nécessaires, du fait de la difficulté d’évaluer l’impact de cet investissement sur les résultats organisationnels (Bouteiller D. et Cossette M., 2007 ; Bailey A., 2007).

Dans cet article, nous présentons une approche d’évaluation du rendement de la formation en entreprise de nature à atténuer leurs réticences : l’analyse de l’utilité (Utility Analysis). Cette approche – appliquée relativement récemment au champ de la formation – a ceci de particulier qu’elle centre l’évaluation du rendement de la formation sur l’observation directe du développement des compétences et de leur mobilisation dans l’action.

Quels sont les avantages à évaluer le rendement de la formation à partir des compétences développées par les participants ?

L’analyse de l’utilité comporte, entre autres, les avantages suivants :

  • Elle permet de déterminer la rentabilité d’une formation directement sur la base des compétences développées par les participants qui l’ont suivie.
  • Elle permet d’identifier les facteurs qui influencent la rentabilité et sur lesquels on peut agir pour améliorer la formation.
  • Elle permet d’évaluer tout type de formations techniques, commerciales et managériales.

Dans la suite de cet article, nous comparons l’analyse de l’utilité avec deux approches d’évaluation alternatives et illustrons son application au moyen d’études académiques récentes.

Quels types de résultats de formation peut-on évaluer ?

Le modèle d’évaluation le plus cité dans la littérature académique est celui de D. Kirkpatrick (Kirkpatrick D. et Kirkpatrick J., 2006 ; Kirkpatrick, 1959) : Ce modèle décrit quatre puis cinq niveaux de résultats selon lesquels une formation peut être évaluée (figure 1). Le premier niveau, celui des réactions, repose sur l’évaluation de la satisfaction des participants vis-à-vis de l’activité de formation. Le second niveau est celui de l’évaluation des apprentissages, où l’on évalue ce que les participants ont appris durant la formation. Cependant un résultat positif à ce niveau ne garantit pas que ce qui a été appris soit appliqué au travail (Bailey A., 2007). Le troisième niveau est celui des comportements, où l’on évalue la mise en application par les participants de ce qu’ils ont appris au cours de la formation. Le quatrième niveau d’évaluation est celui des effets de la formation sur la performance de l’organisation. Enfin, J. Phillips  (Phillips J. et Schirmer F., 2008) ajoute un cinquième niveau, celui du rendement économique de la formation.

Figure 1: Les 5 niveaux d’évaluation d’une formation (adapté de Le Louarn et Wils, 2001)

L’évaluation du rendement économique d’une formation : trois approches

Il existe plusieurs approches pour déterminer les résultats d’une formation au dernier niveau d’évaluation du modèle de D. Kirkpatrick. En nous inspirant de la typologie proposée par Ann Bartel (2000), nous présentons trois de ces approches :

  • L’analyse du rendement global de l’investissement en formation.
  • Le processus d’évaluation du retour sur investissement (ROI) de J. Phillips, qui consiste à évaluer le rendement d’un programme de formation d’une entreprise sur la base d’indicateurs de résultats.
  • L’analyse de l’utilité, qui consiste à évaluer le rendement d’un programme de formation d’une entreprise sur la base des compétences développées en formation et transférées dans les activités professionnelles.

La présentation de chacune de ces approches sera accompagnée d’un exemple de mise en application ainsi que d’une analyse des avantages et des limites.

La première approche : l’analyse du rendement de l’investissement global en formation

Dans cette première approche, l’objectif est d’évaluer l’impact de l’investissement global en formation sur la performance des organisations. Il existe deux variantes : les études réalisées sur un large échantillon d’entreprises ou celles réalisées sur un nombre restreint d’entreprises.

La première variante est la plus répandue. L’importance de l’échantillon permet de calculer un rendement moyen de la formation qui soit représentatif pour un secteur économique ou un territoire particulier. Pour ce faire, les données sont récoltées au moyen d’enquêtes par courrier ou par téléphone. Les informations recueillies ont principalement trait à la performance organisationnelle et à la valeur de son capital humain. Différents modèles statistiques et économétriques sont ensuite appliqués à ces données afin de mettre en évidence une relation entre l’investissement réalisé en formation et la performance de l’entreprise (Dostie B. et Pelletier M.-P., 2007).

La représentativité de l’échantillon est le grand point fort de cette variante. Les économistes et responsables politiques peuvent alors s’appuyer sur des résultats statistiquement significatifs pour prendre des décisions en matière de politique publique de formation (Bailey A., 2007).

Plusieurs difficultés sont néanmoins inhérentes à cette première variante. Les informations récoltées sont parfois tirées d’enquêtes à finalités multiples. C’est pourquoi certaines informations importantes peuvent parfois manquer (Bartel A., 2000). Par exemple, les chercheurs n’arrivent pas toujours à calculer un niveau de retour sur investissement, faute de données fiables sur les coûts de formation. Ensuite le choix des variables et des équations est toujours délicat, car elles doivent plus ou moins convenir à tous les contextes organisationnels rencontrés. Enfin, il est parfois difficile de bien déterminer le sens de la relation entre les résultats obtenus. En effet, comment faire la distinction entre une entreprise qui devient plus performante parce qu’elle forme plus et une entreprise qui forme plus parce que, comme elle est plus performante, elle a les moyens de le faire?

Cette approche est parfois appliquée à un échantillon d’entreprises plus petit (moins d’une dizaine) afin de pouvoir récolter plus de données dans chaque entreprise et d’adapter la méthode d’analyse à chaque contexte organisationnel. Dans cette deuxième variante, les scientifiques vont chercher de l’information directement à l’intérieur de l’entreprise par le biais d’entretiens avec les managers ou en consultant les documents internes de l’entreprise. L’information recueillie est ainsi plus riche. Au niveau de l’analyse des impacts, les méthodes statistiques et économétriques sont assez similaires à celles décrites précédemment. Elles peuvent cependant être plus facilement modifiées pour mieux coller au contexte de chaque entreprise (à ses processus de production ou au rôle qu’y occupe la formation, par exemple).

Ainsi cette deuxième variante aboutit plus facilement à une comparaison des bénéfices et des coûts de la formation et à l’estimation d’un retour sur investissement (ROI), puisque les chercheurs ont l’opportunité de récolter des données de coûts plus précises. Les ROI obtenus avec de telles approches se situent en 7 % et 49 % (Bartel A., 2000). Un ROI de 7 % signifie que chaque dollar investi dans la formation est entièrement remboursé et produit en plus un bénéfice de 7 cents. En revanche, il ressort de l’article de Bartel que les analyses économétriques basées sur de petits échantillons soient relativement rares.

Quelque soit la variante choisie (i.e. un échantillon large ou restreint), la principale limite de cette approche est qu’elle fournit peu d’informations permettant de comprendre pourquoi un ROI est élevé ou faible et comment on pourrait l’influencer. C’est pourquoi, selon A. Bailey (2007), les résultats de telles études peuvent paraître moins intéressants pour les chefs d’entreprises car ils ne donnent généralement aucune information sur le rendement d’un type de formation spécifique ou sur les variables pouvant l’affecter.

Un premier exemple d’application : L’étude sur le rendement de l’investissement en formation au Québec et en Ontario (Bernier A., 2008)

L’étude sur le rendement de l’investissement en formation au Québec et en Ontario réalisée par Amélie Bernier (2008) est un bon exemple d’évaluation du rendement global de l’investissement en formation.

Les données utilisées ici sont tirées d’une enquête plus large que réalise annuellement Statistique Canada sur le milieu de travail et les employés (EMTE). Pour son étude, A. Bernier retient les données provenant d’entreprises québécoises et ontariennes dont les rendements financiers sont positifs et pour lesquels il existe des données sur les décisions de formation pour 7 années (de 1999 à 2005). Ces données contiennent, pour chaque entreprise, des informations sur la formation professionnelle offerte, le nombre d’heures de travail réalisées, les salaires et le rendement. L’échantillon étudié se compose ainsi de 730 entreprises québécoises et de 329 entreprises ontariennes.

L’analyse des données s’effectue au moyen d’une fonction de production de type Cobb-Douglas qui détermine la valeur ajoutée de la production à partir de la quantité de main-d’œuvre, de la technologie, des investissements en capital physique et des investissements en capital humain.

Les résultats démontrent l’impact différé de la formation sur la productivité de l’entreprise, surtout pour les entreprises québécoises. En effet, au Québec, les investissements en formation atteignent leur rendement maximum après trois années : une hausse de 10% des investissements en formation réalisés en 2003 produit une augmentation de la productivité de 6,9% en 2005. Par une prise de mesure répétée sur plusieurs années, elle résout un dilemme propre à ce genre d’études en identifiant le sens de la relation entre investissement en formation et productivité : c’est bien l’investissement en formation qui a un impact sur la productivité et non l’inverse.

Par contre, cet impact de la formation sur la productivité paraît moins fort pour les entreprises ontariennes : une hausse de 10% des investissements en formation réalisés en 2003 ne produit qu’une augmentation de la productivité de 2,8% en 2005.

Comment expliquer cette différence d’impact entre le Québec et l’Ontario ? A. Bernier avance quelques hypothèses. Tout d’abord, il semble que la législation québécoise pousse davantage les entreprises à prévoir et à organiser le développement de leur capital humain en imposant, par exemple, un seuil minimal d’investissement dans la formation, ce qui n’existe pas en Ontario. Ensuite les entreprises québécoises ont tendance à favoriser la formation structurée, considérée comme plus efficace, par rapport à la formation en cours d’emploi. La chercheuse constate enfin la difficulté de comprendre pourquoi les rendements de l’investissement sont si faibles en Ontario. Elle observe que, dans ce cas-là, il conviendrait peut-être de changer de type d’indicateurs d’impacts de la formation.

Un second exemple d’application : L’étude canadienne du FCA-CAF sur le rendement des investissements en apprentissage (FCA-CAF, 2006-2009)

Le Forum canadien sur l’apprentissage a mené récemment deux études sur le rendement des investissements en apprentissage. La première a été réalisée en 2006 et la seconde, en 2009. Ces études sont de bons exemples d’analyses de l’investissement global dans une catégorie particulière de formation.

La première étude a porté sur l’évaluation du rendement moyen de la formation des apprentis dans 15 métiers (FCA-CAF, 2006). Une enquête par questionnaire a été réalisée auprès de plus de 300 employeurs afin de récolter des informations sur les coûts et les avantages liés à la formation de leurs apprentis. Une même méthode d’analyse a été appliquée à l’ensemble des données recueilles afin d’estimer le rendement moyen de l’apprentissage dans chacun des métiers. Les résultats de cette première étude sont intéressants puisqu’ils démontrent que pour chaque dollar investi dans la formation d’un apprenti, les employeurs récupèrent en moyenne 1,38 $ (soit un bénéfice net de 0,38 $ par dollar).

;La seconde étude a porté sur l’évaluation du rendement moyen de la formation des apprentis dans 16 métiers, dont 10 métiers repris de l’étude de 2006 plus 6 nouveaux. Plus de 700 employeurs ont participé à l’étude de 2009 qui s’est déroulée de la même manière que la précédente (FCA-CAF, 2009). Les résultats de cette seconde étude montrent que l’apprentissage est rentable dans tous les métiers sauf dans ceux de coiffeur styliste et de monteur de lignes électriques.

Un soin particulier a été apporté à la méthodologie de ces deux études, puisque le modèle d’analyse a été discuté puis validé par des économistes et des employeurs lors de tables rondes. Les scientifiques ont également cherché à comprendre les variations de rendement entre les métiers.

Ces deux études ont le mérite de quantifier les bénéfices liés à l’apprentissage pour différentes catégories de métiers. De plus, des données complémentaires, recueillies au moment des enquêtes ou durant les tables rondes, fournissent quelques interprétations possibles des différences de résultats.

En revanche, les résultats pour chaque métier restent très synthétiques et contiennent peu d’éléments permettant de comprendre pourquoi le rendement de l’apprentissage dans un métier donné est positif ou non et quelles variables l’influencent. Par exemple, les conclusions de 2009 ne donnent pas d’indication sur les variables sur lesquelles on pourrait agir pour améliorer la situation dans les métiers de coiffeur styliste et de monteur de lignes électriques.

La deuxième approche : le processus d’évaluation du retour sur investissement (ROI) de J. Phillips

Cette approche, développée par J. Phillips (Phillips J. et Schirmer F., 2008), consiste à évaluer le rendement d’un programme de formation en se basant principalement sur des données tirées d’indicateurs de résultats organisationnels.

Contrairement à l’approche précédente, il ne s’agit plus d’évaluer l’impact de l’ensemble de l’investissement global en formation mais de réaliser des études de cas où l’on évalue l’impact de programmes d’activités de formation (généralement moins d’une dizaine). Cette approche permet de recueillir une information plus riche et variée et ce faisant, de mieux interpréter les résultats obtenus.

Cette approche suit un processus d’évaluation en trois phases : une phase de planification de l’évaluation, une phase de récolte des données et une phase d’analyse des données (figure 2).

Figure 2: Processus d’évaluation selon Phillips (adapté de J. Phillips et F. Schirmer, 2008)

 

L’apport principal de Phillips est d’expliquer précisément comment réaliser chacune de ces étapes. Par exemple, pour que la récolte de données soit pertinente, Phillips conseille de suivre un protocole comportant au moins deux prises de mesure de la performance (une avant et une après la formation). Il suggère aussi de récolter une grande variété d’information sur les impacts de la formation tout en favorisant l’information facilement quantifiable en valeur monétaire, comme une augmentation du nombre d’unités produites, une baisse du nombre de produits défectueux, une diminution du nombre d’accidents ou du temps d’arrêt d’une machine, par exemple. En complément et afin de limiter les coûts de l’évaluation, Burkett (2005) propose de récolter en priorité l’information quantitative et monétaire déjà disponible dans l’organisation en la tirant des indicateurs de résultats déjà existants.

Phillips propose aussi plusieurs solutions pour la phase délicate d’isolation des effets de la formation, comme l’intervention d’un groupe de contrôle, l’utilisation de lignes de tendance ou l’appel à des experts. Enfin il propose de présenter les résultats de l’évaluation en deux catégories :

  • Le retour sur investissement (ROI) de la formation, un indicateur regroupant tous les résultats qui ont pu être convertis en valeur monétaire et qui se calcule de la manière suivante :

En  règle générale, le ROI s’exprime en pourcents. Rappelons que, par exemple, un ROI de 7 % signifie que chaque dollar investi dans la formation est entièrement remboursé et produit en plus un bénéfice de 7 cents.

  • Les « bénéfices intangibles » de la formation c’est-à-dire les bénéfices dont la conversion monétaire n’aura pas été possible.

Un exemple d’application : L’étude de cas multiple en Australie réalisée par le NCVER (2000)

En Australie, des chercheurs du Centre national australien pour la recherche sur la formation continue (NCVER) s’inspirent de cette approche pour évaluer sept cas de formation continue (Doucouliagos C. et Sgro P., 2000). Leur objectif est de montrer aux dirigeants d’entreprises australiennes comment évaluer et quantifier les bénéfices de programmes de formation de manière simple et efficace.

Les chercheurs australiens obtiennent non seulement des rendements de 30 % à 1’200 %, mais aussi des résultats de nature à inciter les dirigeants australiens à investir dans la formation continue : par exemple, ils n’observent aucun lien entre le ROI et la taille de l’entreprise ni entre le ROI et le montant investi initialement dans la formation. Cela signifie que, pour être efficace, une formation continue ne doit pas nécessairement être coûteuse, ni dispensée dans une grande entreprise.

Outre ces résultats quantitatifs, ils ont également identifié plusieurs bénéfices intangibles de la formation, comme une meilleure estime de soi, la réduction du stress au travail ou une amélioration du cadre de travail. Pour les preneurs de décisions, des informations de ce type peuvent être tout aussi importantes, sinon plus, que de l’information sur les résultats financiers (Bailey A., 2007).

Pour A. Bailey, les résultats provenant de telles études de cas sont davantage susceptibles d’intéresser le monde des affaires, car elles évaluent les effets de la formation sur des éléments plus souvent surveillés par les entreprises, comme l’augmentation des ventes, la réduction de produits défectueux ou la baisse du roulement du personnel, par exemple.

En revanche, bien que les tenants de cette approche prétendent à l’objectivité, le ROI obtenu demeure imprécis car, malgré toutes les précautions prises, il reste toujours une part de subjectivité que l’on ne peut totalement éliminer. Cette subjectivité se situe notamment au niveau des évaluations de la performance effectuées par les participants ou par leurs supérieurs hiérarchiques et dans la sélection des indicateurs de résultats à utiliser.

De plus, les apports de la formation qui n’auront pas pu être convertis en valeur monétaire ne sont pas inclus dans ce ROI. Cela implique que l’on ne peut comparer les ROI de deux formations évaluées par cette approche qu’à condition de s’assurer qu’ils aient bien été calculés au moyen de données similaires. C’est pourquoi, de l’avis de plusieurs chercheurs, cette approche est trop complexe et coûteuse pour des résultats économiques qui demeurent imprécis (Beaupré D., d’Hostingue D. et Trottier M., 2007).

Enfin l’identification d’indicateurs de résultats peut être particulièrement difficiles à réaliser pour certains types de formation (Dunberry A. et Péchard C., 2007). Par exemple, quels indicateurs de résultats doit-on choisir pour une formation au management, à la gestion des conflits ou à l’appréciation du personnel ?

La troisième approche : L’analyse de l’utilité

L’analyse de l’utilité, tout comme l’approche précédente, consiste à évaluer le rendement d’un programme de formation. La différence entre les deux se situe au niveau des informations servant de base au calcul du rendement. Plutôt que d’avoir recours aux indicateurs de résultats organisationnels, dans cette approche, l’évaluation du rendement de la formation est réalisé sur la base des compétences développées et transférées au travail par les participants (Raju, Burke et Normand, 1990 ; Schmidt, Hunter et Pearlman, 1982).

Dans un premier temps, il s’agit de faire le lien entre les compétences que les personnes ont acquises au cours d’un programme ou d’une activité de formation et leur performance dans leurs activités professionnelles. L’approche permet ensuite d’exprimer ce gain de performance en valeur monétaire, ce que signifie le terme « utilité » de la formation. L’analyse de l’utilité suit un processus proche de la démarche précédente (figure 3).

Figure 3: Processus d’évaluation de l’utilité d’une formation

Dans cette approche, l’impact de la formation sur les compétences est évalué au moyen d’un questionnaire administré avant et après la formation, aux participants, aux supérieurs hiérarchiques, voire même aux collègues (phase de récolte des données). Ce questionnaire est développé sur la base des informations suivantes : le descriptif de la formation qui fait état des compétences à développer, les descriptions de fonctions et de tâches des participants. Cela rend la phase de préparation relativement aisée.

Durant la phase d’analyse des données, l’impact de la formation sur les compétences transférées au travail est tout d’abord isolé puis converti en valeur monétaire. Il existe plusieurs techniques d’isolation de l’impact (Phillips J. et Schirmer F., 2008) : l’appel à un groupe de contrôle, l’estimation de lignes de tendance, l’utilisation d’un modèle de prévision, l’identification des autres facteurs d’influence ou le recours à des experts. Au niveau de la conversion monétaire de l’impact, la technique la plus sophistiquée consiste à (1) relier les compétences aux activités professionnelles (2) à attribuer une valeur monétaire à chacune de ces activités en observant la manière dont l’entreprise les rémunère (Cascio W. et Boudreau J., 2008).

L’analyse de l’utilité permet de dépasser quelques-unes des limites de l’approche précédente, telles la lourdeur du processus de l’évaluation ou l’estimation d’un ROI partiel car basée sur une partie des données récoltées, celles que l’on peut quantifier. L’évaluation est plus légère car les phases de préparation et de récolte de données sont aisées et courtes à réaliser. En outre, l’analyse de l’utilité, facilite aussi l’évaluation du rendement de formations visant le développement de compétences dites « soft », telles que des compétences managériales, personnelles ou sociales car elle ne nécessite pas la récolte de données monétaires sur la performance de l’organisation. De plus, le ROI final prend aussi en compte les « bénéfices intangibles » puisqu’il s’estime sur la base de l’ensemble des données récoltées. Par conséquent les ROI calculés de cette manière sont comparables.

L’analyse de l’utilité a été pensée comme un outil d’aide à la décision (Cascio W. et Boudreau J., 2008 ; Sturman M., 2003). Elle centre l’évaluation sur l’observation directe du développement du capital humain, c’est-à-dire sur les compétences formées et sur leur mobilisation dans le travail. Le type de compétences développées ainsi que plusieurs autres résultats intermédiaires permettent d’interpréter le ROI obtenu et rendent possible une comparaison plus poussée des effets de différentes formations, comme nous le verrons dans les deux exemples d’application suivants.

La principale limite de cette approche est que la signification du ROI est moins habituelle pour un gestionnaire qui s’attend à des indicateurs de résultats sur la performance de l’organisation, tels que la réduction des coûts de production, la réduction des produits défectueux ou la diminution des coûts liés à l’absentéisme, par exemple. Néanmoins, le ROI mesuré avec cette approche reflète davantage la valeur des compétences développées par les personnes formées qui, grâce à ces compétences, vont améliorer leur contribution à la performance de l’organisation.

Un premier exemple d’application : L’évaluation de programmes de formation dans une grande entreprise pharmaceutique nord-américaine (1997)

Au moyen de l’analyse de l’utilité, C. Morrow, Q. Jarrett et M. Rupinski (1997) comparent le rendement et l’impact sur les compétences de 18 programmes de formation d’une grande entreprise pharmaceutique nord-américaine : 12 programmes de formation managériale, 5 programmes de formation technique et 2 programmes de formation commerciale.

Grâce à l’analyse de l’utilité, les chercheurs peuvent comparer l’impact de chacune de ces formations sur les compétences acquises par les participants et transférées dans leurs activités professionnelles (soit le niveau 3 du modèle de Kirkpatrick) et sur leur performance au travail (soit le niveau 4 de ce même modèle). Finalement, ils comparent aussi le retour sur investissement de ces formations (niveau 5).

Concernant le rendement de la formation, les chercheurs constatent que les formations techniques et commerciales s’avèrent rentables, avec des ROI se situant entre 33% et 1’989% alors que la moitié des formations managériales entrainent des pertes, avec des ROI de -36% à -129%. Les scientifiques en concluent que le rendement des formations managériales tend à être plus faible que celui des formations commerciales ou techniques.

Deux variables peuvent expliquer des rendements négatifs : (1) les coûts de la formation ou (2) l’impact de la formation sur les compétences utilisées au travail. Dans la première situation, la plus courante, un ROI est négatif car les coûts de la formation sont trop élevés compte tenu de l’impact delà formation sur les compétences. Dans la seconde situation, c’est la formation elle-même qui n’est pas suffisamment probante.

Un second exemple d’application : L’évaluation de programmes de formation managériale dans des entreprises suisses (2006-2010)

Dans une étude que nous réalisons actuellement à l’Université de Fribourg (Suisse, premiers résultats publiés dans Chochard Y. et Davoine E., 2008), nous suivons une démarche analogue à celle de C. Morrow et de ses collègues afin de mieux comprendre la différence de rendement entre les formations managériales et les formations techniques et commerciales.

Afin de voir si ce phénomène est récurrent, notre échantillon est constitué de formations managériales mises en place par différentes entreprises suisses. De plus, par rapport à l’étude nord-américaine (Morrow et al. 1997),  nous étendons le champ des compétences étudiées afin d’identifier les catégories de compétences qui pourraient s’avérer plus problématiques à développer.

Les résultats obtenus jusqu’à maintenant valident les conclusions de Morrow et al. (1997) sur le rendement des formations managériales puisque nous observons des rendements de même ordre de grandeur (de -55% à 1’996%) ainsi que plusieurs cas de formations managériales pas ou peu rentables. De même, si l’impact moyen sur les compétences des formations managériales suisses est un peu plus élevé que celui des formations managériales nord-américaines, il demeure néanmoins plus faible que celui des formations techniques et commerciales nord-américaines.

Nous constatons aussi que le rendement d’une formation managériale sur une thématique donnée (par ex., le leadership ou la fixation d’objectifs) peut être différent d’une entreprise à une autre.  Nous expliquons cette différence de rendement par une différence d’impact de la formation sur le développement et le transfert au travail de certaines catégories de compétences. Les formations qui produisent les rendements les plus élevés sont celles qui ont un impact significatif sur toutes les catégories de compétences étudiées. Par contre les formations qui ont les rendements les plus faibles ne touchent uniquement qu’une ou deux de ces catégories. Nous nous apercevons ainsi que certaines catégories de compétences paraissent plus difficiles à développer et à transférer au travail, comme les compétences liées à la communication, par exemple.

Nous identifions enfin les facteurs susceptibles d’influencer le développement et le transfert de ces compétences. Nous observons ainsi que le rendement d’une formation managériale dépend de facteurs pouvant être regroupés en trois catégories :

  • Les facteurs liés à la formation en tant que telle, comme la qualité du déroulement de la formation ou l’adéquation des objectifs de la formation avec les objectifs de l’organisation.
  • Les facteurs liés à l’environnement organisationnel, comme le soutien accordé par l’entreprise à la formation continue des collaborateurs ou la qualité de l’encadrement fourni par les supérieurs hiérarchiques.
  • Les facteurs liés à l’individu, comme ses attentes vis-à-vis de la formation ou les initiatives qu’il prend pour transférer les compétences acquises à son travail.

Ainsi, en exerçant un contrôle sur ces variables, il semble possible d’améliorer sensiblement le rendement de formations managériales.

Conclusion

Dans l’optique d’une évaluation de plusieurs programmes de formation, l’approche d’évaluation du rendement par les compétences développées nous apparaît être la plus innovante puisqu’elle base l’évaluation sur une observation plus directe du développement du capital humain. En plus de l’évaluation du rendement de la formation (résultat de niveau 5), l’analyse de l’utilité permet aussi une évaluation de l’impact de la formation sur le développement et le transfert des compétences (résultat de niveau 3) et une évaluation de l’impact de ces compétences sur la performance au travail des personnes formées (résultat de niveau 4). L’approche permet en plus d’identifier les facteurs liés à l’individu, à la formation et à l’environnement de travail qui ont une influence sur le rendement.

Références

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Extrait

Dans cet article, nous présentons une approche d’évaluation du rendement de la formation en entreprise de nature à atténuer ces réticences : l’analyse de l’utilité (Utility Analysis). Cette approche ­ nouvellement appliquée au champ de la formation ­ a ceci de particulier qu’elle centre l’évaluation du rendement de la formation sur l’observation directe du développement des compétences et de leur mobilisation dans l’action.

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