E-learning, entreprise et web 2.0 : un nouveau paradigme ?
Ce texte porte sur l’évolution du e-learning dans l’enseignement et dans les entreprises. Il vise à montrer que, dans ces deux contextes à première vue si distincts, les nouvelles pratiques et les nouveaux outils appartenant à l’univers du Web 2.0 sont porteurs de changements comparables. Un nouvel « empowerment »1) des étudiants d’une part, des employés de l’autre, serait porteur d’une transformation en profondeur des processus de transmission et d’acquisition des connaissances.
La prolifération des textes sur le Web 2.0 et la prégnance des utopies qu’ils véhiculent trop souvent rendent difficile la distinction entre illusion et réalité, pensée magique et analytique. Pourtant, les enjeux soulevés semblent bien d’une importance capitale.
Dans les années 80 et 90 du siècle dernier, le e-learning suscitait beaucoup d’espoir. Cette approche toute neuve dans l’univers de la formation allait grandement faciliter l’accès au savoir en permettant de surmonter les contraintes de temps et d’espace. Habiter loin des lieux de diffusion ou ne pas trouver le temps requis pour insérer la formation dans l’équation travail-famille ne constituaient plus soudain des obstacles insurmontables. De plus, malgré les coûts alors faramineux de la production du matériel d’apprentissage, le retour anticipé sur l’investissement séduisait dès lors qu’on anticipait rejoindre par ce moyen de larges « clientèles ».
Comme il était à prévoir, les espoirs alors suscités se sont bientôt passablement refroidis. Les enseignants et formateurs se sont inquiétés, non sans raison, des atteintes à la qualité pédagogique des formations diffusées. Ils eurent aussi le sentiment qu’on leur demandait d’entrer sur un terrain miné qui ne leur était pas du tout familier et qui les obligeait à remettre en question leurs pratiques professionnelles séculaires. De leur côté, beaucoup d’étudiants peinaient à maintenir, seuls le soir devant leur écran, une motivation suffisante pour s’enthousiasmer ni même pour persévérer. Et si, dans les grandes entreprises, certains contenus de formation standardisés empruntèrent avec profit la nouvelle formule, les petites et moyennes n’y trouvèrent pas leur compte, ni financièrement ni autrement, malgré les offres rutilantes des pourvoyeurs à la page de services de formation. Bref, au détour des années 2000, plusieurs observateurs ne donnaient pas cher de la fécondité ni même de la longévité du mariage entre les TIC et la formation.
Les faits leur donnèrent tort. Ce qui se produisit fut au contraire une prolifération des contextes dans lesquels s’effectuaient des apprentissages médiatisés par les TIC. Les auteurs du rapport annuel 2005/2006 du projet Helios (Horizontal e-Learning Integrated Observation System2), un projet soutenu par la Commission européenne) examinent ce phénomène de l’émergence un peu désordonnée des nombreux territoires du e-learning. Ils situèrent ces derniers sur une carte dont un des axes allait du formel à l’informel et l’autre de l’intra-muros à des contextes élargis.
Dès lors que se diversifiaient ainsi les lieux et les occasions de formation et d’apprentissage par le moyen des TIC, il devint évident aux auteurs du rapport3) et à beaucoup d’autres4) que le terme « e-learning » ne renvoyait plus désormais à un phénomène unique – essentiellement celui de la bonne vieille « formation à distance » qui changeait de chemise en utilisant les TIC plutôt qu’un support papier – mais à une disparité de situations telle qu’elle obligeait à remettre en question la pertinence de conserver un concept devenu décidément trop polysémique. Chaque « territoire », chaque contexte, chaque projet même devait dorénavant commander sa propre stratégie d’utilisation des TIC pour l’apprentissage, et la nommer en conséquence. À la fascination initiale d’une approche e-learning qui permettait de s’affranchir de l’espace et du temps a succédé la malléabilité d’une panoplie d’outils qu’on pouvait, ou non, utiliser en toutes circonstances pour atteindre ses propres objectifs d’apprentissage personnels, professionnels, organisationnels.
La multiplication des territoires du e-learning au début des années 2000 est certainement liée à l’avènement de ce qu’on a appelé le Web 2.0.
Web 2.0? Même l’existence d’une telle réalité est mise en doute par certains (de moins en moins nombreux, il est vrai). Et lorsqu’on reconnaît qu’il existe bel et bien, on ne s’entend guère sur la façon de le caractériser. Pour les fins de notre propos, nous retiendrons la définition toute simple de Lucie Audet tirée de son étude réalisée pour le compte du Réseau d’enseignement francophone à distance du Canada (REFAD)5):
Le terme « Web 2.0 » est généralement utilisé pour désigner une évolution d’un Web statique et unidirectionnel vers un réseau dynamique et interactif, caractérisé par une large participation des usagers à la création et à l’échange de contenus.(…) On l’associe généralement à la multiplication et à l’utilisation de logiciels sociaux en ligne (blogues, wikis, microblogues, réseaux sociaux, etc.) permettant à l’usager de gérer facilement ses propres contenus6).
Appliqués au monde du e-learning en particulier et de la formation formelle en général, on s’est vite aperçu que les nouveaux outils et les nouvelles pratiques du Web 2.0 venaient raviver en fait un très vieux conflit entre deux visions, deux paradigmes opposés dans la conception qu’on se fait de l’acquisition des savoirs : celui de l’enseignement (pratiques instructivistes, transmissives, descendantes, le plus souvent réalisées dans un cadre formel) et celui de l’apprentissage (pratiques constructivistes, transactionnelles, ascendantes, le plus souvent réalisées dans un cadre informel)7). Avec le Web 2.0, l’appel à une révolution copernicienne remettant l’apprenant au centre de ses apprentissages se faisait entendre une fois de plus, avec une force renouvelée toutefois. Le dit apprenant, équipé maintenant en permanence de puissants outils mobiles et conviviaux d’information et de communication, n’allait pas se priver de les utiliser. Le e-learning 2.0 était né, qui venait faire vaciller le e-learning 1.0 du siècle dernier, dédié à la tâche de transmettre les savoirs établis. Car dans la nouvelle « démocratie numérique », « les connaissances sont non seulement accessibles à tous, mais construites par tous » 8).
Le développent du e-learning 2.0, en contribuant puissamment à l’« empowerment » des utilisateurs et des apprenants, a forcé les diffuseurs de formation standardisée, jusqu’alors régis par la loi du e-learning 1.0, à remettre en question leurs pratiques. Il fallait, d’une manière ou d’une autre, concevoir des démarches d’apprentissage plus « ouvertes » qui intégreraient l’interactivité nouvelle entre formateurs et apprenants d’une part, entre apprenants de l’autre. On ne pouvait tout simplement plus ignorer que ces derniers avaient accès, de façon continue, à une panoplie de sources d’information et à une diversité de points de vue continuellement débattus, jugés, enrichis au sein de multiples communautés de pratique ou d’intérêt.
Il ne semble pas exagéré de voir dans la recherche de nouveaux équilibres et entre les approches traditionnelles et les approches constructivistes puissamment soutenues par le e-learning 2.0 ce qui caractérise le mieux les mouvements foisonnants (et parfois déconcertants) de la dernière décennie dans l’univers de l’éducation et de la formation. Une recherche loin d’être aboutie, qui induira sans nul doute de nouveaux et déchirants questionnements portant sur les modes de transmission et de construction des savoirs dans nos sociétés numériques.
Les entreprises ne pouvaient rester étrangères au phénomène du Web 2.0 dont les impacts dans la sphère de la vie privée comme dans celle de la formation étaient aussi profonds que spectaculaires. Soumises aux pressions d’un nouvel environnement d’affaires (mondialisation, délocalisations, nouvelles concurrences, nouveaux marchés, changements technologiques ultra-rapides, nouvelles préoccupations environnementales, nouvelles exigences des consommateurs, etc.), les grandes comme les petites entreprises se devaient elles aussi de réévaluer leurs pratiques. On nomma tout naturellement « entreprises 2.0 » celles qui, au terme de l’exercice (ou de par leur code génétique, comme dans le cas des entreprises du domaine TIC), reconnurent l’importance des changements et adoptèrent, pour s’y accorder, de nouveaux outils de communication et de collaboration appartenant à l’univers 2.0.
L’acronyme SLATES (Search, Link, Authoring, Tags, Extensions, Signals) proposé par McAfee en 2006 dans un article fondateur9), permet de bien cerner les principales caractéristiques la nouvelle entreprise 2.0. Dans cet environnement sont en effet valorisés :
- la recherche, sur Internet en particulier mais aussi en consultant d’autres sources;
- le réseautage (via un Intranet par exemple) favorisant le partage et l’évaluation des informations recueillies;
- la création et la codification de nouveaux savoirs par la participation et la contribution du plus grand nombre d’employés, peu importe leur position dans l’entreprise;
- l’utilisation généralisée des outils d’alerte et de veille;
- ainsi de suite.
Les savoirs, acquis ou créés de toute pièce par ces processus participatifs et collaboratifs, sont dits émergents, dans la mesure où ils s’enrichissent et s’auto-organisent continuellement par les vertus de l’intelligence collective. Un peu à la manière d’un exemple célèbre souvent cité en modèle : Wikipedia. La gestion des connaissances (knowledge management) des organisations, lorsqu’elle existe, trouve alors les moyens concrets de passer d’un système fermé (corpus pré-établi diffusé aux employés) à un système ouvert (corpus évolutif construit par tous).
Notre intention n’est pas ici d’analyser les pratiques des entreprises 2.0, ni de dresser la liste des avantages que les entreprises pourraient en retirer (ou le contraire). Nous ne saurions mieux faire à cet égard que de recommander la lecture de l’excellent rapport sur l’entreprise 2.0 produit en 2010 pour le compte de la Commission européenne10). De même, nous renvoyons le lecteur aux fort instructives publications du CEFRIO sur le Web 2.0, en particulier au récent livre blanc sur les usages du Web 2.0 dans les organisations11). Nous aimerions simplement rappeler ici à quel point la venue du Web 2.0 dans les entreprises peut entrer directement en conflit avec les modes de gestion habituels, allant jusqu’à forcer la remise en question de la culture qui les animent.
Depuis le début des années 2000, de nombreuses tentatives d’adoption des outils Web 2.0 dans les petites entreprises n’ont pas été suivies d’effet. Des projets pilotes au départ emballants ont fini par décevoir, malgré les bonnes intentions initiales et tout le financement disponible. Que se passait-il donc? La lecture du nouvel environnement d’affaires mondialisé et de l’essentielle innovation continue pour s’y adapter était-elle déficiente? Non pas. La réflexion « post-mortem » sur ces projets faisaient plutôt ressortir le fait que les entreprises n’étaient pas prêtes à intégrer les changements opréationnels qui semblaient pourtant souhaitables et prometteurs. En fait, leur culture organisationnelle et leur mode de gestion s’y opposaient.
Le concept de culture organisationnelle n’est pas simple à cerner. Les auteurs du rapport cité plus haut sur les entreprises 2.0 en Europe proposent, à la suite d’une étude portant sur ce sujet en relation avec les projets d’implantation de « knowledge management », trois oppositions, trois axes qui permettent de situer et caractériser la culture d’une entreprise:
- Axe résultats vs processus, certaines entreprises préférent la sécurité de méthodes de travail conduisant à des résultats connus et prévisibles alors que d’autres encouragent l’expérimentation, la recherche, l’innovation;
- Axe employés vs tâches, certaines entreprises se préoccupent avant tout du bien-être des employés alors que d’autres se préoccupent davantage (sinon exclusivement) des tâches exécutées;
- Axe communications ouvertes vs communications fermées, certaines entreprises encouragent les échanges d’informations et de savoirs entre collègues alors que d’autres s’accommodent mieux d’une culture de la confidentialité et du chacun pour soi.
Se référant à cette classification, on peut prédire à coup sûr qu’une entreprise s’aventurant sur le territoire du Web 2.0 qui n’aurait pas au préalable démontré concrètement son souci d’innovation, de valorisation de ses employés, de communication confiante entre ces derniers ne pourra connaître le succès. Même constat pour une entreprise qui appliquerait les principes d’une gestion autoritaire et fortement hiérarchisée. Car bien loin de se résumer à une question d’utilisation de nouvelles technologies, l’approche Web 2.0 dans les entreprises est avant tout une question de vision et de conviction selon lesquelles l’échange, la collaboration, la création collective représentent bien la réponse appropriée pour relever les défis de la nouvelle société du savoir.
Il est intéressant de rappeler la façon dont les entreprises ont utilisé les TIC dans un premier temps. Un passage de l’étude citée plus haut sur les entreprises 2.0 européennes est particulièrement éclairant à ce sujet.
For a long time, the policy focus has been on the impact of ICT on productivity by analysing to what degree ICT enables companies to automate human processes: we followed a Tayloristic vision of ICT, which was used as a tool to optimize processes, to be imposed on workers who had to learn and adapt to top-down defined « best practice » and methodology. In other words, ebusiness was designed with a perception of a controllable, predictable, linear world. But all companies know that today’s challenge lied in the unpredictable and interconnected nature of markets, as the financial crisis has shown. The most successful companies are those who are able to adapt to continuously changing environment and the development of new markets. Therefore, E20 (entreprise 2.0) is important as an ICT that helps dealing with unpredictability and change, in a complex and unpredictable market.12)
Les termes « top-down », contrôle, prévisibilité et linéarité d’une part, complexité, changement continu, interconnexion et imprévisibilité de l’autre ne forcent-ils pas l’analogie avec les transformations évoquées plus haut dans l’univers du e-learning? Les dynamiques ne semblent-elles pas les mêmes? Les défis à relever analogues?
C’est le terme « empowerment » – celui des employés d’une part, des étudiants de l’autre – qui nous semble caractériser le mieux ce qu’il y a de commun dans l’évolution des deux contextes. Dans les deux cas, la nouvelle accessibilité à l’univers des connaissances force la remise en question des modèles d’autorité hérités du passé. De nouvelles négociations sont engagées, conscientes ou non, formalisées ou non, qui visent à concilier la nouvelle réalité communicationnelle et participative avec les exigences organisationnelles ou sociales traditionnelles. Bien entendu, il demeure vrai que les entreprises ont avant tout des obligations de résultats qui se traduisent en termes de profit, de retour sur investissement. De même, les établissements de formation conservent l’obligation de reconnaître officiellement les connaissances et compétences acquises par les étudiants, s’appuyant pour ce faire sur des normes sociales établies. Mais entreprises et établissements ne pourront désormais (ne peuvent déjà) remplir ces obligations sans tenir compte, dans leur approches et pratiques respectives, de l’éclosion remarquable d’un nouveau rapport au savoir, un nouveau pouvoir essentiellement démocratique et collaboratif, que permet désormais la numérisation généralisée de l’information et des communications.
Notes
- Le terme « empowerment » peut certes se traduire par « habilitation » ou « autonomisation », mais au prix d’une perte de connotation relative au pouvoir que nous préférons conserver.
- Evolving e-Learning. Helios Yearly Report 2005/2006.
- »In fact, the evolution of e-learning over recent years has been accompanied by an increase in terms of complexity: it is no longer possible – if it has ever been – to analyse e-learning as one single phenomenon. p.10.
- »E-learning as a concept has had his time. In the early 90’s of the last century it was necessary to define and describe the integration of computer technology in the learning process, because it was new. (…)But time is changing. In our point of view, in a few years, no one will use the term e-learning anymore. » Martin Ebner, Mandy Schiefner.
- Lucie Audet. Wikis, blogues et Web 2.0, opportunités et impacts pour la formation à distance. Document préparé pour le Réseau d’enseignement francophone à distance du Canada, mars 2010.
- (p.7)
- »E-Learning 2.0 (…) assumes that knowledge (as meaning and understanding) is socially constructed. Learning takes place through conversations about content and grounded interaction about problems and actions. » [Wikipédia]
- (Audet, p.77)
- Andrew P. McAffee. Enterprise 2.0, The dawn of Emergent Collaboration, MITSloan Management Review, vol. 47 no. 3, Spring 2006.
- David Osimo, Katarzyna Szkuta, Paul Foley et al. Enterprise 2.0 in Europe, final report. Produced by Tech4i2, IDC and Headshift for the Europeen Commission, December 2010.
- Cefrio. Livre blanc: les usages du Web 2.0 dans les organisations. Octobre 2011.
- (p.9)

Extrait
Si au tournant des années 2000 on s’est interrogé sur la faisabilité et la pertinence de l’utilisation des TIC comme véhicule et support de la formation en entreprise, ce temps est bien révolu. Les entreprises et les établissements doivent désormais emboîter le pas, sinon prendre les devants, en adoptant ces technologies où les connaissances sont accessibles à tous et construites par tous.