Défis du développement d’une formation en ligne ou à distance
Au cours des dernières années, les formations en ligne et à distance ont le vent dans les voiles. Avec le développement des technologies de l’information et des communications (TIC), beaucoup d’organisations s’engagent sur cette voie pour développer leur main-d’œuvre. Si ces modes d’apprentissage sont une solution aux contraintes de l’enseignement en présentiel (horaire flexible, apprentissage à son propre rythme, etc.), ils ne sont pas simples à mettre en oeuvre surtout pour des non-spécialistes du domaine.
À ce titre, nous avons rencontré Françoise Crevier, animatrice des ateliers de e-learning de l’Observatoire 1) pour discuter des défis que rencontrent ces personnes.
SAH – Depuis cinq ans, Françoise Crevier, vous côtoyez des personnes qui doivent concevoir des formations en ligne ou à distance sans avoir été nécessairement préparées pour le faire. À quels défis sont-elles confrontées ?
FC – Au fil des années, j’ai pu en identifier huit qui ont de sérieux impacts sur l’efficacité, la qualité et le coût des formations. Les voici.
1- Le premier défi c’est de reconnaître que l’enseignement et l’apprentissage sont des activités distinctes. Enseigner consiste à mettre de l’information à la disposition des apprenants. Apprendre consiste à travailler cette information, à l’encoder, à la mettre en lien avec les connaissances que l’on a déjà dans l’espoir d’en fabriquer de nouvelles. Or les personnes qui ont une conception transmissive de la formation accordent trop d’importance à l’enseignement au détriment de l’apprentissage. Il faut créer des environnements d’apprentissage qui laissent apprendre, tout simplement.
2- Le deuxième défi est lié au premier : faire confiance aux apprenants. Charles Reigeluth a dit qu’il est préférable d’être « the guide on the side » plutôt que « the sage on the stage ». Comme formateur, on veut tellement bien faire, on veut tellement que l’apprentissage ait lieu, qu’on s’accapare tout l’espace. Il faut accepter de jouer un rôle en arrière-plan en laissant la « zone d’apprentissage » libre aux apprenants. Ces derniers vont apprendre mieux par eux-mêmes si on leur propose un environnement d’apprentissage riche. Comme l’a dit Jan-Amos Comenius (1592-1670) : « À trop enseigner, on empêche d’apprendre! ».
3- Le troisième défi est aussi lié aux deux autres : tenir compte que l’apprentissage est une tâche complexe. Apprendre ne peut pas être facile, puisqu’il s’agit de faire un encodage dans sa mémoire. Il faut non seulement créer des liens biochimiques entre des neurones, mais en plus il faut revoir ces liens régulièrement jusqu’au moment où l’encodage devient « permanent ». On apprend, on oublie et on réapprend. Tel est le prix à payer pour que les connaissances s’installent de façon à peu près définitive. Une connaissance non utilisée va s’effacer d’elle-même. Apprendre est exigeant et fatiguant.
4- Les autres défis sont davantage reliés aux étapes de conception et de production, entre autres, ce quatrième qui consiste à accompagner l’expert de contenu lors de la conception d’une formation. On considère trop souvent que la pédagogie est basée sur l’intuition et qu’un bon expert pourra donner une bonne formation. L’expert maîtrise son domaine de connaissances, mais pas nécessairement la façon de les mettre à la disposition des apprenants. Ça c’est le rôle du pédagogue (ou andragogue, ou technopédagogue). Pour faire image, disons que si les connaissances sont une nourriture pour l’esprit, l’expert choisit les mets et le pédagogue prépare le buffet afin qu’il soit le plus nourrissant possible. Ensuite, c’est l’apprenant qui a la responsabilité de se nourrir. Faire l’hypothèse qu’un expert sait enseigner parce qu’il a fréquenté longtemps l’école, c’est comme dire que je peux devenir nutritionniste parce que ça fait 60 ans que je mange !
5- Le cinquième défi c’est de faire de l’objectif d’apprentissage la pierre angulaire de tout le processus de formation. L’objectif d’apprentissage permet de sélectionner les connaissances pertinentes, d’imaginer un fil conducteur pour les mettre à la disposition de l’apprenant, de choisir les techniques pédagogiques appropriées, de créer le matériel pédagogique et de déterminer des critères d’évaluation. Or, les gens ne savent pas toujours comment le définir et le rédiger clairement. Par conséquent, ils naviguent à vue en ayant un objectif tacite en arrière-plan. Souvent, ils vont partir d’une table des matières comme dans les livres. Ils sélectionnent les connaissances « à transmettre » en fonction de cette table de matières et les agencent selon le degré de difficulté qu’elles présentent. Au final, le choix des connaissances est intuitif : on en retient une parce qu’elle nous semble utile ou on hésite à en rejeter une autre au cas où elle le serait. Trop souvent, il y a inflation du côté des connaissances !
6- Le sixième défi, c’est d’ajuster la formation aux types de connaissance à acquérir. On reconnaît généralement qu’il existe quatre types de connaissances. Il y a les connaissances factuelles (les faits, ils existent et ne se discutent pas), les connaissances déclaratives (notions, concepts, le “quoi”), les connaissances procédurales (procédures, tâches, le “comment”) et les connaissances stratégiques (le “pourquoi”, le “quand”). Dans la conception d’une formation, il est important de tenir compte du type de connaissances parce que toutes ne nécessitent pas le même traitement pédagogique. Par exemple, pour les connaissances factuelles, on pourra utiliser le mode transmissif qui serait complètement inutile pour les connaissances stratégiques, mieux servies par des études de cas. Pour les connaissances déclaratives, le dialogue socratique conviendra très bien, tandis que les connaissances procédurales seront bien desservies par des capsules vidéo.
7- Le septième défi, c’est de résister au mirage du changement. Quand on produit un environnement numérique d’apprentissage, il y a quatre composantes qui doivent intervenir de façon harmonieuse : le traitement du contenu, le traitement pédagogique, le traitement médiatique et la logistique. Dès que l’un d’eux est négligé, c’est tout l’environnement qui est menacé et déséquilibré. Or, comme le traitement médiatique est la partie visible de l’iceberg, on y met les moyens et on se retrouve souvent avec un bel environnement et une excellente interactivité médiatique, mais souvent au détriment du traitement pédagogique. Finalement, on fabrique une magnifique maison faite en papier mâché ! Les fondements pédagogiques sont souvent fragiles et ténus, et l’apprentissage n’a pas vraiment lieu. On a confondu interactivité médiatique qui rend l’apprenant actif et interactivité pédagogique qui rend le cerveau actif !
8- Enfin, le dernier défi et non le moindre, c’est d’élargir sa conception de la formation à distance ou en ligne au-delà d’une formation autoportante. Dans le e-learning autoportant on prend les apprenants au point A pour les mener au point Z en les prenant par la main. Tout doit être prévu à l’avance, les rétroactions, les questions, il n’y a pas de place pour l’improvisation, et ce faisant, on met les apprenants dans un couloir. C’est coûteux et, si c’est efficace, c’est surtout pour des formations peu complexes (niveaux 1, 2 et 3 de la taxonomie de Bloom) qui font appel à la mémoire, la compréhension ou l’application et non pour des formations complexes qui exigent de l’analyse, de l’évaluation et de la création (niveaux 4, 5 et 6 de la taxonomie de Bloom) 2).
SAH – Que faut-il faire pour surmonter ces défis?
FC – Il faut créer un environnement pour que les personnes s’auto-enseignent. Au fond, l’initiative change de place : ce sont les apprenants qui vont chercher la connaissance. Il s’agit alors de les mettre en situation d’apprendre en créant des activités pédagogiques qui vont les obliger à travailler avec les connaissances. Il y a une quarantaine de techniques que nous présentons dans l’atelier Boîte à outils. Ce qui les caractérise, c’est l’accompagnement plutôt que la transmission. Il y a, entre autres, le dialogue socratique auquel nous consacrons tout un atelier. C’est une approche connue en Europe sous le nom de maïeutique3).
SAH – Dialogue socratique, maïeutique, de quoi s’agit-il exactement ?
FC – Quand on construit un dialogue socratique, on guide l’apprenant dans sa pensée, on crée un dialogue sous forme de questions et de réponses. D’une réponse à l’autre, le participant réfléchit et construit ses connaissances. C’est un peu comme si on accueillait le participant à l’entrée avec une première question qui s’appuie sur ses connaissances actuelles et qu’on avançait, pas-à-pas, dans une séquence organisée afin d’atteindre l’objectif visé. Ce n’est pas difficile à faire, une journée d’atelier et on comprend la mécanique. Ensuite, il faut simplement de la créativité et un peu de ruse pour y arriver.
SAH – Et si on veut aller au-delà d’une formation autoportante ?
FC – Aujourd’hui, quand on pense former des gens à distance, deux types de solutions prédominent. Le wébinaire et la classe virtuelle parce que les gens ont une conception transmissive de la formation et le e-learning autoportant parce qu’ils cherchent des solutions intégrées qui les rassurent. En fait, il ne faut pas oublier ces solutions mais les jumeler avec d’autres moyens dans une formation à distance plus globale. Il y des outils auteurs (les LCMS, par exemple) qui sont de plus en plus sophistiqués et qui permettent de créer des formations interactives à moindres coûts pour autant qu’on adopte une vision large, celle des environnements numériques d’apprentissage (ENA). On peut faire une formation à distance, hybride, avec plein de moyens. On pourrait, par exemple, agencer des dialogues socratiques parsemés d’e-learning, se terminant avec une classe virtuelle, pour créer une séquence en classe inversée… L’essentiel est que tous ces moyens soient judicieusement agencés pour être au service d’un objectif d’apprentissage correctement défini.
SAH – Comme quoi, développer une formation à distance ou en ligne ce n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît !
Notes
- Offerts depuis juin 2013, les ateliers e-learning de l’OCE sont structurés autour des étapes d’ingénierie pédagogique d’une formation e-learning ou, plus généralement, d’une formation à distance. S’adressant à des non-spécialistes du domaine, ils offrent une réponse aux questions que l’on se pose lorsque l’on souhaite concevoir une formation de ce type.
- Bloom, B. S. (Ed.). Engelhart, M.D., Furst, E.J., Hill, W.H., Krathwohl, D.R. (1956). Taxonomy of Educational Objectives, Handbook I: The Cognitive Domain. New York: David McKay Co.
- Voir le texte de FC sur le dialogue socratique : le dialogue socratique et celui de Téluq sur le même sujet.
En savoir plus
Pour consulter le contenu des ateliers e-learning, cliquez sur ce lien.
Extrait
De plus en plus d’organisations confient à leurs cadres en ressources humaines la responsabilité de concevoir des formations en ligne ou à distance ou d’en superviser le développement. Nous avons rencontré Françoise Crevier – qui anime les ateliers e-learning de l’Observatoire – pour discuter des défis auxquels sont confrontées ces personnes qui, le plus souvent, ne sont pas préparées à assumer une telle responsabilité.