Biais cognitifs en formation : comment intervenir face au biais d’automatisation et à l’effet Dunning-Kruger chez les formateur·ices et les apprenant·es ?

par Jihène Hichri et Camille Jutras
Publié dans le Bulletin de l’OCE : VOL.11 – 2025

Une euristique est un raccourci mental permettant de « prendre une décision [ou d’obtenir une réponse] plus rapidement, économiquement ou précisément que des méthodes complexes » telles qu’un raisonnement logique ou statistique (Gigerenzer et Gaissmaier, 2011, p. 454). Si l’emploi de tels raccourcis mentaux peut s’avérer bénéfique, il n’est pas sans risque. En effet, comme mentionné par Gratton et Gagnon-St-Pierre (2020), le recours aux euristiques peut parfois mener à des biais cognitifs.

Dans le cadre de ce texte, nous avons choisi de nous attarder à deux biais cognitifs associés à la confiance et susceptibles d’avoir une influence importante auprès des organisations. Alors que le biais lié à l’automatisation implique une diminution de la confiance à l’égard de ses habiletés au profit de celles associées à une technologie (Gratton, 2020), l’effet Dunning-Kruger implique une confiance erronée envers ses propres habiletés (Kruger et Dunning, 1999).

Le biais lié à l’automatisation

Le recours aux diverses technologies est de plus en plus fréquent dans les entreprises, notamment parce qu’elles permettent de gagner temps et énergie. Si les technologies sont souvent précises et sûres, elles ne sont pas infaillibles et peuvent parfois se tromper ; l’erreur n’étant pas qu’humaine ! Le biais d’automatisation survient lorsqu’une personne privilégie les recommandations émises par une technologie plutôt que ses propres connaissances lors de la prise de décisions (Goddard et al., 2012). C’est le cas, par exemple, lorsqu’une personne rectifie l’écriture d’un mot qu’elle juge écrit correctement sur la base d’une rétroaction émise par un logiciel d’aide à la révision et à la correction (par exemple, Antidote). Ainsi, bien que cette correction ne soit pas nécessaire, la personne s’appuie sur l’idée que le logiciel ne peut pas se tromper. Bien que les conséquences associées à une erreur orthographique ne soient pas catastrophiques, celles découlant d’une recommandation erronée sur un·e patient·e ou lors du calcul d’une trajectoire aérienne peuvent néanmoins s’avérer fatales (voir, par exemple, Lyell et Coiera, 2017 ; Strauch, 2016). 

Différentes raisons sont mises de l’avant pour expliquer les erreurs commises par la présence d’un biais d’automatisation. Parmi celles-ci, notons la complexité des tâches, la charge élevée de travail, le manque d’expérience et d’expertise, la méconnaissance de la technologie et de son fonctionnement ou encore la qualité même de celle-ci (Abdelwanis et al., 2024). En dépit des risques énumérés précédemment, les avantages associés aux technologies soutenant la prise de décisions dépassent bien souvent leurs inconvénients d’où l’intérêt d’intervenir en amont pour limiter les effets négatifs associés aux biais d’automatisation (par exemple, une erreur dans l’indemnisation d’un·e client·e, une mauvaise répartition des ressources humaines, un diagnostic médical erroné, etc.) 

Comment intervenir durant la formation pour réduire les biais d’automatisation chez les employé·es ?

Les personnes formatrices peuvent réduire les biais d’automatisation associée à l’utilisation d’une technologie chez les personnes formées en les sensibilisant aux mécanismes entourant l’outil pour lequel elles sont mandatées d’offrir une formation. 

Ainsi, une démonstration explicite du processus employé par la technologie afin de réaliser une tâche ou prendre une décision permet à la personne utilisatrice d’avoir un regard critique à l’égard de la réponse ou de la recommandation formulée (Gratton, 2020). En clarifiant le processus mis de l’avant par la technologie employée, la personne utilisatrice pourra plus facilement valider la réponse émise et, ultimement, décider de s’y fier ou pas (Abdelwanis et al., 2024). 

Ensuite, l’exposition à des erreurs commises par les technologies permet aux personnes utilisatrices d’être sensibilisées aux biais d’automatisation. Selon Abdelwanis et al. (2024), cette pratique limiterait la propension des personnes utilisatrices à se fier uniquement aux réponses émises par la technologie. 

Enfin, miser sur les compétences de l’employé·e, notamment celles associées à la tâche, constitue une piste d’intervention pertinente. En effet, la confiance envers ses propres capacités permettrait à la personne de limiter la tendance à dépendre des technologies lors de la prise de décisions (Goddard et al., 2012). Cela dit, un second biais, l’effet Dunning-Kruger pourrait potentiellement teinter la confiance de l’employé·e. La suite de ce billet s’intéresse plus spécifiquement à cet effet. La figure 1 illustre les pistes d’intervention et les effets attendus :

Figure 1 : Pistes d’intervention pour réduire les biais d’automatisation chez les employé·es et les effets attendus

L’effet Dunning-Kruger

L’effet Dunning-Kruger est un biais cognitif qui conduit une personne à surestimer ses compétences dans un domaine où elle est en réalité peu performante, ou, au contraire, à sous-estimer ses capacités alors qu’elle est plus compétente qu’elle ne le pense (Dunning et Kruger, 1999). Les recherches en psychologie montrent que les personnes moins compétentes ont tendance à manquer de recul critique sur leurs propres capacités. À l’inverse, plus une personne approfondit ses connaissances sur un sujet, plus elle prend conscience de sa complexité. Cette prise de conscience peut parfois la conduire à sous-estimer ses compétences (Barbillon, 2020). Ainsi, l’effet Dunning-Kruger est lié au sentiment d’efficacité personnelle, dont la perception peut être erronée. La figure 2 illustre la perception des personnes débutantes et expertes quant à leurs propres compétences. 

Figure 2 : Perception des personnes débutantes et expertes de leurs propres compétences (source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2019-06-19_effet_dunning_kruger.png)

Dans un contexte de formation, tant les apprenant·es que les formateur·ices sont amené·es à évaluer leurs propres compétences. Toutefois, cette évaluation peut être influencée par des biais cognitifs, dont l’effet Dunning-Kruger. Ce dernier peut conduire les apprenant·es à surestimer leur maitrise d’un sujet. Cette surestimation peut réduire leur disposition à remettre en question leurs pratiques, limiter leur engagement dans l’apprentissage et freiner leur progression (Barbillon, 2020). Dans le cas contraire, la sous-estimation de leurs capacités peut affecter leur sentiment d’efficacité personnelle. De même, les formateur·ices peuvent être touché·es par ce biais dans l’appréciation de leurs pratiques pédagogiques et de leur expertise.

Dans le cadre d’une formation en milieu de travail, une personne employée nouvellement formée sur l’utilisation d’un logiciel de gestion peut surestimer sa maitrise de l’emploi de ce logiciel après seulement quelques séances d’apprentissage. Se sentant confiante, elle peut s’abstenir de poser des questions ou de consulter les ressources disponibles, croyant qu’elle n’a plus besoin d’accompagnement. Toutefois, lorsqu’elle tente de mobiliser ses connaissances dans une situation réelle, des erreurs récurrentes surviennent, révélant des lacunes dans sa compréhension. À l’inverse, une autre personne employée pourrait sous-estimer ses capacités et douter de ses compétences pourtant solides. Cette sous-estimation pourrait freiner sa prise d’initiative et son engagement dans la mobilisation des nouveaux acquis, impactant ainsi sa performance au travail (Yazdi, 2025).

Les personnes formatrices en entreprise, chargées d’accompagner les employé·es dans l’acquisition de nouvelles compétences, peuvent également être affectées par l’effet Dunning-Kruger. Par exemple, un·e formateur·rice expérimenté·e en milieu industriel peut surestimer ses compétences et être convaincu·e que ses méthodes d’enseignement sont optimales simplement parce qu’elles ont toujours été appliquées dans son organisation. Il·elle peut alors négliger l’évolution des besoins des employé·es ou l’intégration de nouvelles approches pédagogiques adaptées aux technologies émergentes (Hamlaoui, 2021). Cette surestimation de l’efficacité de ses pratiques peut entraver l’adaptation des formations aux changements organisationnels. À l’inverse, une personne moins expérimentée pourrait sous-estimer la qualité de ses interventions, doutant constamment de sa légitimité et hésitant à proposer des ajustements ou des innovations pédagogiques pourtant pertinentes pour les employé·es en formation (Smith, 2024).

Comment intervenir pour réduire l’effet Dunning-Kruger chez les apprenant·es et les formateur·ices ? 

Face à ce biais cognitif, les personnes formatrices jouent un rôle clé dans l’accompagnement des apprenant·es vers une évaluation plus réaliste de leurs compétences. Elles peuvent également s’outiller pour prévenir ou atténuer l’effet Dunning-Kruger dans leur propre pratique (Smith, 2024). Certaines interventions proposées par des chercheur·es peuvent les guider dans cette démarche (Larivée et Sénéchal, 2019 ; Poellhuber et Michelot, 2023 ; Rahmani, 2020 ; Smith, 2024 ; Sheldon, et al., 2014). Les figures 3 et 4 en présentent une synthèse.

Figure 3 : Pistes d’intervention pour réduire l’effet Dunning-Kruger chez les apprenant·es et les effets attendus

 

Figure 4 : Pistes d’intervention pour réduire l’effet Dunning-Kruger chez les formateur·ices et les effets attendus

Dans le cadre de ce texte, nous nous sommes attardées à deux biais cognitifs associés à la confiance et susceptibles d’avoir une influence importante auprès des organisations. À la lumière de ce premier billet, nous vous invitons à réfléchir aux différents raccourcis mentaux pouvant influencer votre posture en tant que formateur·ice ou apprenant·e. La prise de conscience de ces biais constitue un premier pas dans l’optimisation des pratiques pédagogiques et des apprentissages. Nous vous encourageons à partager vos observations et réflexions, afin d’alimenter la discussion sur l’influence des différents biais dans la formation continue en milieu de travail.

Références

Abdelwanis, M., Alarafati, H. K., Tammam, M. M. S. et Simsekler, M. C. E. (2024). Exploring the risks of automation bias in healthcare artificial intelligence applications: A Bowtie analysis. Journal of Safety Science and Resilience, 5(4), 460-469. https://doi.org/10.1016/j.jnlssr.2024.06.001

Barbillon, E. (2020) . Les biais cognitifs : percevoir ce qui nous arrange. Sciences Humaines, 331(12), 19-19. https://doi-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/10.3917/sh.331.0019

Gigerenzer, G. et Wolfgang G. (2011). Heuristic Decision Making. Annual Review of Psychology, 62, 451–482. https://doi.org/10.1146/annurev-psych-120709-145346 

Goddard, K., Roudsari, A. et Wyatt, J. C. (2012). Automation bias: a systematic review of frequency, effect mediators, and mitigators. Journal of the American Medical Informatics Association, 19(1), 121-127. https://doi.org/10.1136/amiajnl-2011-000089

Gratton, C. (2020). Biais d’automatisation. Raccourcis : Guide pratique des biais cognitifs. https://www.shortcogs.com/biais/biais-d’automatisation

Gratton, C. et Gagnon-St-Pierre, E. (2020). Heuristiques et biais cognitifs. Raccourcis : Guide pratique des biais cognitifs. https://www.shortcogs.com/theorie

Hamlaoui, S. (2021). Teachers’ resistance to educational change and innovations in the Middle East and North Africa: A case study of Tunisian universities. Dans R. Ouaissa, F. Pannewick et A. Strohmaier (dir.), Re-Configurations (p. 171-184). Springer. https://doi.org/10.1007/978-3-658-31160-5_11 

Kruger, Justin et David Dunning (1999). Unskilled and unaware of it: How difficulties in recognizing one’s own incompetence lead to inflated self-assessments. Journal of Personality and Social Psychology, 77(6), 1121–1134. https://doi.org/10.1037/0022-3514.77.6.1121

Larivée, S. et Sénéchal, C. (2019) . L’ignorance et l’opinion, un couple heureux. Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 121-122(1), 63-79. https://doi.org/10.3917/cips.121.0063

Lyell, D. et Coiera, E. (2017). Automation bias and verification complexity: a systematic review. Journal of the American Medical Informatics Association, 24(2), 423–431. https://doi.org/10.1093/jamia/ocw105

Poellhuber, B. et Michelot, F. (2023). Les résultats d’un programme de formation à visée transformatrice sur le sentiment d’efficacité personnelle et les pratiques pédagogiques des enseignantes et enseignants. Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire, 20(2), 22-49a. https://www.erudit.org/en/journals/ritpu/2023-v20-n2-ritpu08931/1107826ar.pdf

Sheldon, O. J., Dunning, D. et Ames, D. R. (2014). Emotionally unskilled, unaware, and uninterested in learning more: reactions to feedback about deficits in emotional intelligence. Journal of Applied Psychology, 99(1), 125. https://doi.org/10.1037/a0034138

Rahmani, M. (2020). Medical trainees and the Dunning–Kruger effect: when they don’t know what they don’t know. Journal of Graduate Medical Education, 12(5), 532-534. https://doi.org/10.4300/JGME-D-20-00134.1 

Smith, S. (2024). The impact and causes of the Dunning-Kruger effect on students, teachers, and administrations in English language teaching environments. International Journal Of Education Humanities And Social Science, 7(04), 351‑375. https://doi.org/10.54922/ijehss.2024.0772 

Strauch, B. (2017). The automation-by-expertise-by-training interaction: Why automation-related accidents continue to occur in sociotechnical systems. Human factors, 59(2), 204-228. https://doi.org/10.1177/0018720816665459

Yazdi, M. (2025). Confidence Versus Competence: The Role of the Dunning-Kruger Effect in Workplace Safety. Dans Safety-Centric Operations Research: Innovations and Integrative Approaches: A Multidisciplinary Approach to Managing Risk in Complex Systems (p. 73-89). Springer Nature.

Extrait

Découvrez comment les biais cognitifs, tels que le biais d’automatisation et l’effet Dunning-Kruger, peuvent influencer les formations en entreprise. Cet article explore ces biais, leurs impacts sur les personnes formatrices et les apprenantes, et propose des stratégies concrètes pour les réduire. Apprenez à sensibiliser, à exposer aux erreurs, et à renforcer la confiance pour optimiser l’apprentissage et l’efficacité en milieu professionnel.

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