Favoriser l’apprentissage en milieu de travail, mais à quel prix ?
Comme un grand nombre de pays de l’OCDE, le Canada, et plus particulièrement le Québec, fait face à d’importants défis économiques et démographiques. Selon les estimations d’Emploi-Québec, 1,3 million d’emplois seront à combler d’ici 2024, et ce, dans un contexte où il y a plus de personnes qui quittent le marché du travail que de personnes qui y entrent (Québec, 2016) 1). En réponse à cet enjeu, le gouvernement du Québec a mis en place des actions publiques au cours des dernières années dont la Politique québécoise en matière d’immigration, de participation et d’inclusion et la Loi 70. De manière générale, ces actions s’appuient sur deux grandes orientations.
La première est qu’il faut rapprocher les milieux de l’éducation et du travail de manière à ce que la formation de la main-d’œuvre, dont la formation professionnelle et technique, réponde plus directement aux besoins du marché du travail. La principale avenue empruntée pour effectuer ce rapprochement est l’implantation, en milieu de travail, de modèles d’apprentissage (stages, formations alternées, etc.) qui facilitent l’intégration rapide en emploi. Nous retrouvons ici toute la question de l’adéquation formation-emploi qui occupe une place prépondérante dans les politiques éducatives ces dernières années 2).
La seconde grande idée est qu’il faut allonger la vie active des individus en maintenant en emploi les travailleurs âgés. On estime que le marché du travail peut bénéficier grandement d’une main-d’œuvre qualifiée et expérimentée tant en ce qui concerne l’activité productive que le transfert des connaissances. L’allongement de la vie professionnelle permet également de diminuer la pression sur les régimes de retraite.
Si, prises à part, ces deux orientations sont louables, de nombreuses recherches montrent que, mises ensemble, ces orientations peuvent s’avérer contre-productives à long terme.
Entre avantage à court terme et désavantage à long terme
En économie de l’éducation, une hypothèse bien connue veut que les personnes suivant un programme d’éducation et de formation professionnelles basé sur le développement de compétences spécifiques à l’emploi (EFCE) soient confrontées à des compromis quant à leur employabilité. À court terme, l’EFCE facilite l’intégration au marché du travail grâce à des compétences qui répondent aux besoins immédiats des employeurs. À long terme, toutefois, ces compétences deviennent désuètes et les individus s’adaptent moins bien aux changements technologiques. À l’inverse, les personnes ayant suivi un programme d’éducation et de formation axé sur l’enseignement de concepts, de savoirs et de compétences cognitives génériques (EFCG) ont plus de difficulté à intégrer le marché du travail, mais ont une meilleure capacité d’adaptation aux changements.
Dans une récente étude, Hanushek et al. (2017) ont confirmé cette hypothèse en analysant les données de l’Enquête internationale sur l’alphabétisation des adultes de l’OCDE. Les auteurs démontrent que les diplômés de l’EFCE sont plus susceptibles d’être en emploi en début de carrière, mais que l’inverse se produit lorsque qu’ils arrivent en fin de carrière. Ces résultats, abondamment cités et repris, ont donné lieu à une riche littérature, qui pour l’essentiel, confirme et prolonge les résultats obtenus avec quelques distinctions selon les pays (Brunello et Rocco 2017; Forster et al. 2016; Golsteyn et Stenberg, 2017; Hampf et Woessmann, 2017; Zilic, 2016).
En considérant tout le cycle de vie des individus plutôt que la seule transition école-travail, ces recherches amènent un éclairage nouveau sur l’EFCE et l’EFCG. Elles font réfléchir sur les coûts/bénéfices de ces modèles, sur leurs effets potentiels sur le marché du travail, de même que sur les iniquités qu’ils peuvent produire pour les individus. Plusieurs auteurs soulignent l’importance pour les décideurs publics de considérer les effets globaux de l’EFCE et de l’EFCG pour élaborer des politiques plutôt que de s’en tenir à leurs effets immédiats. Une réflexion pertinente dans un contexte où de nombreux pays de l’OCDE favorisent de plus en plus l’EFCE en s’inspirant du modèle dual allemand.
Hanushek a d’ailleurs publié en juin dernier une lettre ouverte dans le Wall Street Journal dans laquelle il s’oppose à ce que les États-Unis accordent plus de place à l’EFCE au détriment de l’EFCG surtout pour les jeunes qui éprouvent des difficultés dans le système scolaire. L’auteur estime que pour s’adapter aux rapides changements du marché du travail, les États-Unis ont davantage besoin d’une main-d’œuvre polyvalente dotée de compétences cognitives génériques que d’une main-d’œuvre spécialisée avec des compétences spécifiques. Cette intervention a suscité un débat sur la question qui est toujours en cours. Par exemple, en réponse à l’intervention d’Hanushek, Marc Tucker, le président du National Center on Education and Economy, a souligné qu’il n’est pas nécessaire de choisir entre l’EFCE et l’EFCG comme M. Hanushek le laisse entendre. Partant de l’exemple suisse, il préconise plutôt un modèle mixte, où la formation professionnelle et la formation générale s’équilibrent afin d’offrir une intégration rapide au marché du travail et de bonnes capacités d’adaptation à long terme.
Penser les politiques autrement
Alors que le Québec travaille actuellement à l’élaboration de la Stratégie nationale de la main-d’œuvre et à la réforme du Régime des rentes, il nous apparaît des plus importants de considérer le cycle de vie des individus dans son ensemble plutôt que de se limiter à la transition école-travail d’un côté à celle travail-retraite de l’autre. Si l’on souhaite concilier les deux grandes orientations prises pour répondre aux défis démographiques et économiques du Québec, une réflexion plus globale s’impose pour trouver un équilibre entre les différents types d’éducation et de formation offerts dans le système d’éducation.
Notes
- Les estimations précédentes d’Emploi Québec chiffraient à 1, 4 million le nombre d’emplois à pourvoir d’ici 2021 (Québec, 2012).
- Voir l’article L’adéquation formation emploi : de quoi parle-t-on? dans le dernier bulletin de l’OCE.
Références
Brunello, G. et Rocco, L. (2017). The Labor Market Effects of Academic and Vocational Education over the Life Cycle: Evidence Based on a British Cohort. Journal of Human Capital, 11(1), 106-166.
Forster, A.G., Bol, T. et van de Werfhorst, H.G. (2016). Vocational Education and Employment over the Life Cycle. Sociological Science, 3, 473-494.
Golsteyn, B.H. et Stenberg, A. (2017). Earnings Over the Life Course: General Versus Vocational Education. Journal of Human Capital, 11(2), 167-212.
Hanushek, E.A. (2017, 18 juin). German-Style Apprenticeships Simply Can’t Be Replicated. Wall Street Journal. Récupéré de https://www.wsj.com/articles/german-style-apprenticeships-simply-cant-be-replicated-1497821588
Hanushek, E.A., Schwerdt, G., Woessmann, L. et Zhang, L. (2017). General Education, Vocational Education, and Labor-Market Outcomes over the Lifecycle. Journal of Human Resources, 52(1), 48-87.
Hampf, F. et Woessmann, L. (2017). Vocational vs. General Education and Employment over the Life-Cycle: New Evidence from PIAAC. Centre for Competitive Advantage in the Global Economy Working Paper, (326).
Québec. Emploi-Québec. (2012). Le marché du travail au Québec : perspectives à long terme 2012-2021. Québec : l’auteur.
Québec. Emploi-Québec. (2016). Le marché du travail et l’emploi par industrie au Québec. Québec : l’auteur.
Tucker, M. (2017, 20 juillet). The False Choice Between Vocational and Academic Education. Education Week. Récupéré de http://blogs.edweek.org/edweek/top_performers/2017/07/the_false_choice_between_vocational_and_academic_education.html

Extrait
Des chercheurs ont démontré que les diplômés d’une formation professionnelle basée sur le développement de compétences spécifiques à l’emploi sont plus susceptibles d’être en emploi en début de carrière, mais que l’inverse se produit lorsque qu’ils arrivent en fin de carrière. Dans un contexte où l’on envisage le prolongement de la vie active, ces résultats amènent à réfléchir sur les orientations actuelles qui prévoient un rapprochement étroit entre la formation professionnelle et technique et les besoins du marché du travail.